La frénésie des festivals et des prix continue. Aujourd’hui c’est le Festival de Sundance qui révèle son palmarès. Pour rappel, il s’agit du festival de cinéma indépendant le plus reconnu au monde. Réformé en 1985 par Robert Redford, le festival alors local devient un phénomène d’ampleur mondial. Voilà maintenant plus de trente ans que Sundance nous fait découvrir des auteurs en devenir, parmi lesquels Quentin Tarantino ou encore Jim Jarmusch. On découvre tout de suite les lauréats de la catégorie long-métrage, fiction et documentaire :
Fiction
Family Life, Ken Loach (1971)
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« On appelle cercle de famille
un endroit où l’enfant est encerclé. »
– George Bernard Shaw
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Family Life est le troisième long-métrage de fiction réalisé par Ken Loach. Auparavant, on l’a découvert avec les films Poor Cow (Pas de larmes pour Joy, en VF) et Kes. Le film sort en Octobre 1971, lors du Festival du Film de New York.
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Un jour, Janice Baildon, jeune femme fragile, est ramenée à ses parents par la police après avoir fait preuve d’un comportement décousu dans le métro londonien. Entre inquiétude et irritation, Vera et son mari poussent Janice à consulter le docteur Donaldson, un psychiatre novateur. Le peu de compassion de ses parents, l’acharnement médical et l’impuissance de ses amis vont conduire Janice dans une funeste descente aux enfers…
Le sujet de ce drame, Ken Loach ne le connaît que trop bien puisqu’il a œuvré à la réalisation de la pièce de David Mercer, In Two Minds, pour l’émission The Wednesday Plays de la BBC. Pendant plus de quinze ans, ce programme a proposé au public britannique des dramas sur la réalité sociale des classes moyennes et prolétaires. On les rattache au kitchen sink realism, connu pour son autopsie des enjeux sociaux au sein de la plus prosaïque réalité domestique. Un genre qui a sûrement servi d’école au cinéaste irlandais, avide d’un réalisme quasi documentaire. Rapidement, Ken Loach décide de se réapproprier la pièce en tant que cinéaste et de s’affranchir de la grammaire télévisuelle déployée plus tôt. Quatre ans après, il livre Family Life, une version plus longue et beaucoup plus brutale de cette même histoire.
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Dès le générique, la tragédie est annoncée : successions d’images fixes de petits pavillons de banlieue (ça ne vous rappelle pas quelque chose ?), d’enfants à vélo face à de gigantesques murs de briques ou encore prisonniers d’allées bordées de garages. Le tout en nuances de gris, s’il vous plait. Conformisme, immobilisme et enfermement sont de mise dans ce drame. L’image, les décors et le jeu des acteurs sont austères, à l’instar de cette vie de famille rangée. L’isolation, physique comme mentale, est le premier motif qui surgit. Rares sont les scènes d’extérieur. Plus encore, celles où l’œil du spectateur peut se perdre dans le champ. En arrière-plan, la société est toujours là pour boucher la vue. Il n’y a aucune échappatoire pour Jan, même dans les séquences a priori salvatrices : ses sorties sont critiquées par les adulte, le travail de Donaldson ne résiste pas aux impératifs économiques de l’hôpital et la médecine devient exclusivement le lieu de gestes techniques (la prise de médicament et les séances d’électrochocs). Cet enfermement physique fait écho à la détresse psychologique de Janice, seule face à l’establishment. La famille représente une autorité tyrannique et asphyxiante, à l’image d’un état autoritaire. Les amis sont de simples camarades de jeux, incapables de panser ses plaies. Faute de pouvoir l’assister, le personnel soignant se lance dans une croisade paternaliste pour l’instauration des bonnes mœurs. Enfin, la médecine traditionnelle érige la jeune femme en une étude d’un cas mystérieux. Jan refuse les règles que ces milieux veulent lui imposer et, paradoxalement, elle ne trouve pas la force de s’y opposer, comme le fait sa grande sœur. La faiblesse caractérise donc ce personnage passif que l’interprétation déchirante de Sandy Ratcliff parvient à rendre sympathique. Jan est brisée par les carcans qui veulent l’absorber. Incapable de choisir, cette femme-enfant se voit imposer les desiderata de ceux qui l’entourent. Il est d’autant plus intéressant que le trauma vécu par le personnage dès les premières minutes du film ait trait à une maternité qu’on lui refuse. Janice ne parvient pas à exister que ça soit en tant qu’enfant, femme, mère ou même travailleuse. « C’est la jungle », dit la marâtre en songeant à la vie des jeunes comme Jan qui, croit-elle, sont attirés par le divertissement et l’excentricité. Le crime de Janice, c’est d’être séduite par de nouvelles mœurs, en bref, de vivre avec son temps. Tous ces décalages constituent à créer une réalité morcelée, inconciliable, constituant autant de failles perméables à la psychose. Cette maladie que la médecine traditionnelle peine à soigner, c’est la manifestation d’un changement social réprimé par les autorités.
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Cette fracture se manifeste tout autant dans le langage. Tout est très bavard dans ce film où la parole est majoritairement une instance castratrice et le dialogue un interrogatoire. Dès le début, une succession de séquences place la parole dans une gradation épouvantable. Tout d’abord, Jan échange librement avec Donaldson sur son contexte familial et sa situation sociale. Quelques minutes plus tard, Jan est interrogée par une policière intrusive et directe. Enfin, vient le véritable interrogatoire, celui mené par les parents, toujours plus intrusifs, insensibles et irrités. Dès lors, la parole est toujours aliénée et aliénante. Aliénée lorsqu’elle doit être exprimée selon les bonnes manières prônées par Vera, qui ne veut pas qu’on se dispute devant les nièces de Janice par exemple ; aliénante lorsqu’elle se résume aux ordres des soignants ou aux critiques qu’expriment les parents, qui vont jusqu’à parler ensemble devant leur fille tout en ignorant sa présence. La parole devient un châtiment. A tel point que, lorsque les jeunes se retrouvent, ils chantent ou rient ensemble mais parlent rarement avec sérieux. Est-ce là le spectre du Summer of Love qui resurgit ? Dans une très belle scène, Tim, pousse Janice à exprimer son mal-être sur le jardin familial à l’aide d’une bombe de peinture. Mais il est trop tard : ni les paroles, ni les gestes ne sauveront plus cette jeune femme sacrifiée sur l’autel des convenances et de la rigueur. Souvenons-nous des mots de Vera sur l’utilité de la famille : « That’s what families are, a training. » (Un dressage, voilà ce qu’est la famille.) Des valeurs et une pédagogie bientôt dépassées, rejetées par ceux qui formeront les futures générations. Voilà tout le nœud du drame poignant que nous livre Ken Loach : un monde en marche vers une modernité qui l’excite et l’indigne à la fois. Cette dualité est explicitée dès le début du film dans le recours à l’IVG, une méthode moderne que la mère est toute prête à accepter pour sauver l’honneur de sa fille mais qui devient une source de diabolisation peu plus tard. Il en va de même lorsque les parents se tournent vers le docteur Donalson: Vera le juge trop novateur, s’en accommode et finalement récuse l’efficacité de cette thérapie. Certains aspects de la modernité sont donc attrayants pour les parents de Vera, mais seulement parce qu’ils les considèrent comme autant d’outils magiques qui vont éradiquer leurs problèmes. Ignorants que le cœur du mal ne réside pas simplement dans le symptôme, Vera et son mari vont de pansement en pansement sans jamais désinfecter la blessure. Parents, société et modernité sont autant d’instances qui déchirent Janice en de nombreux morceaux irréconciliables faisant ainsi écho à ce glissement qui s’opère dans la société par l’évolution des mœurs, l’apparition de nouvelles techniques et le soulèvement de nombreuses questions. Si les parents de Jan sont aussi virulents c’est parce qu’ils luttent avec la force du désespoir, ils représentent en toute conscience un modèle qui s’assouplira jusqu’à disparaître. La conclusion serait de dire que ces personnages sont tous soumis à la marche du monde et que, face à elle, ils choisissent d’être bourreaux, victimes ou révoltés.
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Family Life, c’est l’histoire d’un phénomène cyclique : le changement et comment il est réprimé par ceux qui sont menacés par lui. Le récit est poignant par son réalisme et sa capacité à capturer des instants de cruauté quotidienne presque invisibles. Crispations et stupeurs garanties devant l’écran. Le microcosme familial reflète le macrocosme social. Dans ce contexte, difficile d’ignorer les clins d’œil appuyés en direction des mouvements de Mai 68. Tout cela en fait un film d’une incroyable actualité, presque quarante-cinq ans après sa sortie ! De nos jours encore, nous sommes en lutte contre des modèles que nous estimons devenus malades. Dernier intérêt à ce visionnage : assister, chez Ken Loach, à la naissance de cet intérêt pour les opprimés. Des opprimés qui, au fil de sa filmographie, apprendront à saisir les armes et se révolter contre leurs bourreaux.
En somme, un visionnage dont vous ne sortirez pas indemne.